Honoré Fragonard et ses écorchés

par Christophe Maillot chez Art et Sciences (10/04/2009)

Au XVIIIème siècle, bien avant von Hagens et ses concurrents, des anatomistes se sont intéressés à la conservation de corps humains et d’animaux pour mieux les étudier. Connues sous le nom d’écorchés, ces préparations anatomiques étaient également exposées au public dans ce qui s’appelaient à l’époque des cabinets de curiosités. Un petit nombre d’écorchés sont parvenus jusqu’à nous. Ceux de l’anatomiste français Honoré Fragonard dont les techniques, restées longtemps inconnues, ont permis à ses corps de traverser plus de deux cents ans d’histoire sans dommages.

Fragonard et ses préparations anatomiques

Né à Grasse en 1732, Honoré Fragonard, cousin germain du peintre Jean-Honoré Fragonard, suivit des études de chirurgie et obtint son brevet en 1759. Recruté par Claude Bourgelat, écuyer de Louis XV et fondateur à Lyon de la première école vétérinaire, il y devient professeur d’anatomie, puis directeur des études. A cette époque, il commença à réaliser ses premières préparations anatomiques. En 1765, suite à la création d’une école vétérinaire à Paris, Fragonard part pour la capitale. Dans un premier temps installée rue Sainte-Appoline, dans le nord de la ville, l’école prend par la suite ses quartiers à Alfort, aujourd’hui appelé Maisons-Alfort, dans le Val de Marne (94). Il se livre alors pendant près de six ans à une intense activité. Préparant des milliers de pièces et une cinquantaine d’écorchés qui seront exposés dans les cabinets de curiosités. En 1771, des conflits avec Claude Bourgelat entraînèrent son renvoi. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer ses préparations anatomiques à domicile et de gagner sa vie de la vente de ses écorchés. Une vingtaine d’années plus tard, il entreprend un inventaire des collections anatomiques en vue de les réunir dans un grand Cabinet National d’Anatomie. Elles furent finalement dispersées dans divers musées sans qu’il soit possible aujourd’hui de retrouver leurs traces. Seules quelques pièces de l’école d’Alfort furent conservées au Musée Fragonard au sein même de l’établissement.

Parmi les préparations anatomiques de Fragonard, il est possible de distinguer des écorchés réalisés dans un but clairement pédagogique, tels que Le buste humainLe buste de chèvre ou encore La Tête humaine injectée qui révèle les vaisseaux sanguins. Tandis que d’autres préparations semblent répondre à une vision artistique de l’anatomiste français. Les écorchés sont mis en scène dans un style qui n’est pas sans rappeler les expositions anatomiques actuelles. Le Cavalier de l’Apocalypse représentant un homme disséqué sur un cheval qui l’est également, L’Homme à la mandibule, une évocation du personnage biblique Samson et le Groupe de fœtus humains dansant la gigue.

Le cavalier de l'Apocalypse Fragonard
l'homme à la mandibule fragonard

Le cavalier de l’Apocalypse et l’homme à la mandibule

Il faudra attendre ce début de XXIème siècle pour percer les secrets de fabrications des écorchés de Fragonard. A l’été 2003 une vague de chaleur touche la France, au musée de Maisons-Alfort les produits utilisés pour la conservation des corps commencent à fondre. Devant les connaissances sommaires concernant la technique de l’anatomiste français, un programme de recherche est mis en place. Coordonnée par Christophe Degueurce, conservateur du musée Fragonard, avec la collaboration de Laure Cadot, restauratrice spécialisée dans la conservation des objets ethnographiques et des restes humains, cette étude mit à contribution plusieurs disciplines scientifiques et leva le voile sur la technique utilisée. Une technique proche de celle décrite par Jean-Joseph Sue, un contemporain de Fragonard, dans son traité Anthropotomie ou l’Art de disséquer, d’embaumer et de conserver les parties du corps humain.

Après avoir fermé ses portes en juin 2007 pour rénovation et amélioration des conditions d’expositions des écorchés, le Musée Fragonard, rebaptisé Musée de l’Ecole Vétérinaire de Maisons-Alfort, a rouvert en Novembre 2008. La salle exposant les préparations de Fragonard est maintenant climatisée et son hygrométrie, c’est-à-dire son taux d’humidité, est maintenue constante.

Le Musée expose également aux visiteurs une grande collection de pièces et de reproductions anatomiques animales réalisées dans le courant du XIXème siècle et début du XXème dans le cadre des études vétérinaires.

 La technique de préparation des écorchés

A partir du traité de Jean-Joseph Sue et des recherches réalisées pour comprendre la technique utilisée par Fragonard, il est possible de décrire la réalisation d’un écorché selon la série d’étapes suivantes.

1ère étape : Incisions
Le corps est d’abord incisé en différents points afin de le vider d’une partie de son sang.

2ème étape : Chauffage

Il était ensuite placé dans des bains d’eau chaude afin que la peau se ramollisse et qu’il atteigne ainsi une température convenable pour l’injection des produits utilisés dans la conservation.

3ème étape : Injection
Fragonard préparait des mélanges de suif de mouton (graisse animale utilisée pour la fabrication du savon), de résine de pin et d’huile essentielle qu’il injectait dans les vaisseaux pour les révéler. Teintée de rouge pour les artères, l’injection du mélange s’effectuait à l’aide d’une canule implantée dans le cœur. Teinté de bleu pour les veines, le liquide s’injectait en divers points à la périphérie du corps.

4ème étape : Dissection
Une fois les artères et les veines révélées, l’anatomiste pouvait commencer la dissection selon ce qu’il voulait mettre en évidence.

5ème étape : Déshydratation
Le corps était ensuite plongé dans un bain d’alcool, puis placé dans un cadre en bois dans lequel il était maintenu par des fils et des aiguilles. L’évaporation de l’alcool séchait les muscles permettant de figer le corps dans une position donnée.

6ème étape : Coloration
Afin de mieux voir les vaisseaux sanguins, leurs teintes étaient rehaussées. Les artères étaient alors peintes en rouge et les veines en bleu, selon le code couleur habituellement utilisé en anatomie pour les différencier.

7ème étape : Vernis
Dans cette dernière étape, essentielle pour la conservation du corps, l’écorché était enduit d’un vernis. Assurant une protection contre les insectes et en particulier contre les larves du Dermestre du lard (un coléoptère) qui se nourrissent de carcasse d’animaux et de chair séchée.
 

Lire aussi
 (1/3) : De Body Worlds à Our Body
 (3/3) : Interview de Christophe Degueurce


Sources et références
  Site du musée Fragonard : http://musee.vet-alfort.fr/
 “Fragonard (1732-1799) : un obscur au siècle des lumières” par Christophe Degueurce
  La recherche n°414, décembre 2007- Portofolio “Le écorchés de Fragonard ” par Christophe Degueurce